À LA SAUVETTE, photographie chronique (2015-2016)
Rompu à l'exercice, pendant une année que j'ai tenu cette chronique, le moment est venu de jeter un coup d'oeil en arrière. Qu’ai-je dit ? Quel a été mon propos ? Quelle est la tonalité générale de mes réflexions ? S’il y avait une couleur pour résumer mes dires, celle-ci serait certainement du gris, teinté de rouge, et de noir.
Une année à se poser des questions, avec cette difficile contrainte d’écrire une fois par mois, réagissant aux turpitudes de l’actualité - ainsi qu’aux miennes, posture subjectiviste chérie, en opposition diamétrale toutefois avec la logique exhibitionniste des réseaux sociaux tels que FB ou pire, Snapchat, tant dans le fond, la manière que la forme !
12 mois à éclaircir une position, à affirmer un trait, à mettre ses tripes à l’air en un seppuku existentialiste.
12 mois à éclaircir une position, à affirmer un trait, à mettre ses tripes à l’air en un seppuku existentialiste. Cela se fait dans la douleur, comme un cri primal, confrontation avec ce monde qui n’en finit plus d’être trop réel.
Une longue complainte.
Le monde va mal. La photographie va mal. Comment ne pas être désespéré de nos jours ? On en viendrait presque à y croire à cette vision apocalyptique et dégueulasse, qui cherche à s’imposer par les actions fortes, la violence des actes et des propos (fascisme: attitude autoritaire, arbitraire, violente et dictatoriale imposée par quelqu'un à un groupe quelconque, à son entourage).
Et puis, les trains qui arrivent à l’heure, cela n’intéresse personne dit-on. Toute bonne pensée critique se doit d’être à la négative. On s’érige contre ce qui ne va pas. C’est normal.
Il se pourrait que toute la joie du monde finisse par s’éclipser de ton être.
Peut-être, mais tout ça peut s'avérer toxique, risqué même. À force il pourrait bien se loger en toi un dragon fulminant qui te ronge de l’intérieur. Il se pourrait que toute la joie du monde finisse par s’éclipser de ton être. Qu’il n’y reste plus qu’amertume, colère et fatigue, dans ta carcasse creuse et stérile. Quand cela arrive, c’est que tu t’es égaré en chemin, que tu as pris le mauvais embranchement, que tu es en train de tourner en rond, au coeur des ténèbres.
La belle phrase: « je ne souhaiterais pas ça au pire de mes ennemis ». Et bien personnellement, en arriver à un tel degré d'obscurité, c’est exactement ce que je ne souhaiterais à personne. Je ne suis pas comme particulièrement gentil - rien de plus irritant que de se faire traiter de « gentil ». J’essaie simplement d’être bienveillant; tout un travail.
Transformer le cercle vicieux en une dynamique vertueuse.
Faire la différence entre la gentillesse et la bienveillance. Dans la première, il pourrait y avoir une certaine forme de niaiserie, la seconde découle d'un constat rationnel: il n’y a pas d’autres alternatives. À moins de souhaiter vivre en enfer. Qui serait donc assez fou ?! Les ténèbres se répandent comme la peste, personne n’a intérêt à voir la contagion s’étendre; sauf les psychopathes (ils représentent heureusement une infime partie de la population, c’est bien pour cela que nous ne vivons globalement en harmonie; si si...), il faut transformer le cercle vicieux en une dynamique vertueuse.
Il est donc temps de se réconforter, d’introduire de la joie dans l’équation. De l’amour bordel ! L’amour, ce gros mot. On ose tout de nos jours, sauf parler d’amour. Et pourtant, sans l’amour…
Cessons de broyer du noir.
Pendant la Première Guerre mondiale, le peintre Renoir dit renoncer à représenter la noirceur, car d’autres s’en chargeraient, selon lui, bien mieux et plus qu’assez. Cessons de broyer du noir, il est possible d’être critique tout en gardant la joie de vivre, parce que la vie est un combat, qui se gagne sourire aux lèvres !
Célébrer le bonheur. Comme un été. Le lac. La chaleur. La nature en roue libre. Tout y est plus facile. Main dans la main. S’embrasser pour les plus téméraires.
S’il est vrai que dans un monde où l’on vit chacun pour soi les sans-scrupules soient rois, alors soyons révolutionnaires ! Résistons aux replis, à la fermeture, aux communautarismes, ils mènent tout droit à la haine et la déchéance (pas uniquement de nationalité).
Faisons Multitude !
Il nous faut dire non à tous ces « neinsager » pour, dans une double négation, transformer toutes nos frustrations en un machin joyeux, un bidule biscornu, bringuebalant, qui grince et qui couine, un truc étrange, à la Tinguely (dont on commémore les 25 ans de sa disparition). En un mot, faisons Multitude !
Pour ma part, cette chronique va suivre son bonhomme de chemin. Je n’écrirais plus tous les mois. Seulement quand le coeur m’en dira, en dilettante. Continuer à avoir une pensée critique, comme on respire, persister n’est pas un choix.
Il n'y a pas longtemps, pendant un tour de présentation lors d'une rencontre entre photographes, mon voisin de table s’est présenté ainsi: « bonjour, je m’appelle X et je suis un photographe has been ».
J'étais l’un des plus jeunes ce jour-là. Pas ou point d’être un « digital native » cependant. Ma carrière a débuté au sein d’un quotidien où l’on tirait encore nos images noir/blanc dans un labo! La transition numérique, je l’ai prise de plein fouet, comme tout le monde au tournant du XXIeme siècle. Ceci dit, pour ma part, le virage a été plutôt bien négocié, malgré les chamboulements qu’a apporté le « digital » dans son sillage. Ce n’était manifestement pas l'impression du collègue assis à ma gauche.
Aujourd’hui, tout cela ça ne vaut apparemment plus un clou !
C'est quand même sacrément triste d'assister à une telle scène, de voir l'abattement éprouvé par un homme avec une belle carrière dans le balluchon, qui, toute une vie durant, s’est consacré sans rechigner à son métier. Un métier passion, certainement, mais aussi une profession comme une autre, utile à payer son loyer, ses assurances, l’éducation de ses enfants, ses cotisations à la retraite, etc. Aujourd’hui, tout cela ça ne vaut apparemment plus un clou !
En 2016, on en est là, à l’heure des travailleurs précaires, de la génération Y, des stages sous-payés, des budgets réduits, des restructurations, des délocalisations, des taxis Huber, du low cost,… C’en est fini de l’âge d’or, des trente glorieuses, de la croissance. Enfin, pour la plupart d’entre nous. Car certains s’en sortent mieux, bien mieux. Nous ne vivons plus dans le même monde. Eux, ils sont au Nirvana fiscal, ils prennent l’avion dotés de parachutes dorés, ils mettent de la Cayenne à toutes les sauces.
Et nous pendant ce temps, on y court, on y croit, on y va, droit dans le mur. On se montre, on se vend, on se renifle. On brille un instant, et puis on disparait des écrans radars. Pourtant, on s’empresse d’y retourner, cherchant à nous placer sous les feux de la rampe. « L’individu doit se montrer, si ce n’est s’exhiber, pour pouvoir exister le plus possible, il se doit à la limite d’exister de façon continue, aux yeux du plus grand nombre. Il tend par là à devenir - à la lettre - une image, répétée sans doute mais néanmoins éphémère, une apparence fugace » écrit Claudine Haroche dans Les tyrannies de la visibilité. Pas le choix, la visibilité est devenue un devoir. Sans ça, tu peux toujours t’essouffler dans ton coin, gigoter sagement, si l’on ne te voit pas, tu n’existes pas.
Bien sûr, rien de très nouveau sous le soleil. Le capital social a toujours été important pour réussir. C’est juste une question de degrés, comme avec beaucoup de choses à notre époque. Les réseaux sociaux nous servent la soupe jusqu’à l'écoeurement, nous étourdissent l'égo, nous prennent dans une mécanique qui s’est emballée. Toujours plus, toujours plus vite. C’est sans fin. Sisyphe n'en demandait pas autant.
Ce qui me rebute c’est de faire semblant.
Personnellement, je ne me suis jamais vraiment plu dans les mondanités, occasions bénies pour célébrer des interactions la plupart du temps artificielles, souvent intéressées. Ce n’est pas que je suis farouche. J’aime profondément les gens, j’aime échanger, blablater, rigoler, frotter mon âme contre celle des autres. Ce qui me rebute c’est de faire semblant. Autant dire que sur FB...
« Bonjour, je m’appelle X et je suis un photographe has been ». Rajoutez au fait d’être désarçonné par les nouvelles moeurs électroniques, la révolution numérique qui a bouleversé le monde de la photographie, dévaluant les pratiques professionnelles, transformant les salaires en autant de cacahuètes versées, et vous comprendrez mieux le désarroi de mon collègue. Lui, l’angoisse des fins du mois pour payer son loyer, il y a probablement beaucoup moins goûté que les nouvelles générations. Avant c'était mieux, avant les revenus de la photographie te permettait de vivre plus ou moins décemment. Je vous jure, je fais de mon mieux pour ne pas parler tel un vieux con. Malheureusement, avant c'était vraiment mieux (en tous cas dans la presse). Alors forcément, il y a de quoi vous grattouiller tout de même un peu quand ça vous tombe soudainement dessus; « ces jeunes photographes, je leur souhaite bien du plaisir ! Avec ce que vaut la photographie de nos jours… », soupire X.
Mais bon, on est tous passés par là, qui n’a pas eu 25 ans ?! Un appareil photo en bandoulière, un ordinateur sous le bras et c’est parti. Vivre dans sa voiture. Battre le pavé. Être dans les cafés (avec WiFi) comme on serait dans son bureau. Se contenter de peu. Foncer, tenter, tomber, se relever, essayer encore. Toujours sur la brèche.
À 25 ans c’est normal. C’est même exaltant. À 35, c’est une autre histoire. On n’y pense pas quand on est tout frais. Tant mieux d’ailleurs. Sinon, il y aurait probablement un peu moins d’enthousiasme au moment de se lancer. Or on y a arrive vite aux 35 ans. C’est bien aussi. Malgré tout, ce n’est plus tout à fait la même « énergie ». Elle demeure heureusement, elle s’est simplement transfigurée. Il y a d’autres attentes, d’autres envies. Le tout est de persister à avoir des envies. « Nous commençons à vieillir quand nous remplaçons nos rêves par des regrets », disait Sénèque, rêver pour ne pas sombrer.
Nous avons fini par prendre des « maaiiiiis siiii » pour du long terme.
Le problème est que nous sommes bercés d’illusions. À force de nous intimer d'être les entrepreneurs de nos vies, de nous survendre du vent, de nous baratiner avec des « just so it - quand on veut on peut », de nous lustrer le poil dans le bon sens, on nous a de joie gavés tout en nous vidant gentiment les escarcelles pour s’en mettre plein le Panama. Nous avons fini par prendre des « maaiiiiis siiii » pour du long terme, pas de griffes et pas de dents, tous en file indienne, on n’a pas vu le piège se refermer.
Enfin voilà, et pendant ce temps, les oiseaux chantent, les cloches sonnent au loin, la chaleur d’une fin de journée printanière ensoleillée s’abat sur les nuques; un trou noir tournoi majestueusement au centre de notre galaxie.
Prendre des photographies pour figer des souvenirs. Voilà qui a l’air d’une évidence presque monstrueuse. Et pourtant, les choses sont bien plus complexes que cela: il existe 1000 autres bonnes raisons pour appuyer sur un déclencheur.
Chez les photographes, particulièrement les reporters, on se méfie d’ailleurs beaucoup des images renvoyant à des souvenirs trop personnels. Car, si une photo est « bonne » uniquement parce qu’elle fait référence à un moment spécifique, partagé par un nombre limité d’individus et sans intérêt public, il y a de grandes chances qu’un tel cliché ne suscite pas grand émoi au-delà des personnes directement concernées. S’il est vrai que toute photographie peut fonctionner comme une « clef » servant à invoquer une expérience vécue, il est important de se rappeler que cette « clef », cette photo certes bien réelle, n’est qu’un outil, un instrument pour déverrouiller une serrure, invisible elle, située dans la tête des gens.
Le déclenchement du processus mémoriel évoqué ici est conditionné par la présence lors de la prise de vue, il est lié au fait d'avoir partagé la scène au moment du déclic. Dans le cas contraire, avec une telle photographie, notre absence nous exclu fatalement de l’histoire racontée, récit trop intime et dont les points essentiels ne sont pas explicités directement dans l’image.
Une photographie « réussie » d’un point de vue Photographique (avec un grand P, rien que ça !)
Ces photos ont indéniablement leur utilité, comme avec les photos de familles par exemple. Mais les qualités indispensables à la production d’une photographie « réussie » d’un point de vue Photographique (avec un grand P, rien que ça !) sont autres. Celle-ci doit impérativement transmettre une information ou un sentiment susceptible d’être reçu par une audience large, excédant les témoins directs. Et c’est là tout le challenge pour le photographe: il doit surpasser les usages communs d’une pratique devenue omniprésente. Réaliser une image est devenu aujourd'hui d’une simplicité inédite dans l’histoire de l’humanité !
Je dois une fière chandelle à mon camarade.
Bien que ce soit ici le b.a.-ba pour un photographe professionnel comme moi, je me souviens n’avoir vraiment intégré le phénomène que tardivement, grâce à un proche (je n’ai jamais vraiment pris de photos souvenir). C’était autour d’un feu. Il faisait nuit. Nos discussions claquaient dans le ciel étoilé. Puis à un moment, mon ami m’a demandé de photographier les arbres en face de nous, « pour se souvenir de cet instant ». Un peu à reculons (les photographes détestent qu’on leur dise quoi photographier), je prends cette photo, tout en marmonnant qu’il n’y a pas là de grand intérêt, que ce n’est pas très photogénique, que je n’en avais pas spécialement envie, que cela ne m’inspirait pas outre mesure...
Il se trouve que cette photographie a été le point de départ d’un long projet. Je dois une fière chandelle à mon camarade.
Par la suite, sans doute lassé de devoir compter sur moi pour prendre des photos, il faut dire que je n’ai pas été très assidu, mon compagnon d'aventures s’est acheté un appareil et a commencé à réaliser ses propres images. Petit à petit, il a fait son chemin et bien de ses clichés sont maintenant très bons. Il a même vendu dernièrement l’une de ses images, un peu par hasard, alors que c'est bien là la dernière de ses préoccupations !
Des photos pour se souvenir donc, pour partager aussi. Parce qu’il y a des moments importants. Des instants qui méritent ou nécessitent d’être capturés; comme pour pouvoir en conserver une trace quelque part dans un coin. Le psychiatre Serge Tisseron abonde dans ce sens: selon lui, nombre de photographies réalisées ont essentiellement pour fonction d’amorcer un processus d'« introjection », c’est-à-dire un processus permettant de « digérer » un évènement plus ou moins traumatisant survenu dans la vie d’un individu. Les photos, faisant office de catalyseurs, sont ici un support pour se replonger dans des situations vécues.
Oui, mais, ce n’est pas si simple.
Le photographe, comme tout un chacun, est également mu de façon inconsciente par des mécanismes psychologiques. À la différence du quidam cependant, l’homme d’image, celui s'étant voué à la photographie, va simplement aller plus loin, parce qu’il maîtrise instinctivement les codes et enjeux de son médium.
Personnellement, c’est une des raisons pour lesquelles je prône une photographie « subjectiviste », y compris dans un travail documentaire. On n'échappe pas à ce qui nous travaille intérieurement, à une perception individualisée des choses, alors autant inclure le subjectif dans sa démarche, pourquoi lutter contre ?! C’est aussi une raison pour laquelle j’ai toujours apprécié le travail de Christopher Anderson, lui qui, à l’instar de bien d’autres, revendique le fait d’avant tout réagir avec ses tripes, plutôt que d’essayer de faire de « belles photos » . Tenter de vivre les évènements plutôt que de les observer de loin. Pour mieux les photographier. Oui, mais, ce n’est pas si simple.
Parce qu’il y a des circonstances où, submergé par la réalité, tu n’as même plus l’énergie d'essayer de faire le minimum, de composer une image; par en haut, par en bas, à gauche, à droite, rien n’y fait. Quand on n’est plus le simple spectateur de la douleur d’autrui, quand c’est son propre cœur qui saigne, il devient très difficile d’envisager quoi que ce soit. Englouti par l’émotion, pris dans un maelström qui te retire toutes tes forces. Plongé dans l’immanence la plus stricte et la plus crue. Il n’existe alors qu'un présent indépassable, rien d’autre n’a d’importance. C’est comme si tu étais englué, sans aucune possibilité de prendre une quelconque distance.
Tu appuies sur le bouton, et tu enregistres le plus que tu peux, en large spectre.
Sur le coup, tu as la sensation d’avoir les jambes coupées. Et puis, comme tu es là pour ça, un photographe reste un photographe, tu commences à prendre des photos, pour documenter, pour rapporter, pour témoigner. La création au degré zéro. Juste des documents. Pas de pour qui, de pourquoi, de comment. Tu appuies sur le bouton, et tu enregistres le plus que tu peux, en large spectre.
Plus tard seulement tout cela prendra du sens. Plus tard seulement il sera possible d’articuler, peut-être, ces photographies afin de leur en faire dire davantage; les ordonner de telle sorte que l’histoire racontée gagne en profondeur, grâce à un métadiscours poétique, suggérant plus que ne pointant du doigt.
Le photographe, tel un colibri, fait sa part, trois fois rien donc.
Enfin, peut-être. Sur le moment, il y a d’autres urgences. Sécher ses larmes pour y voir clair. Regarder les choses en face. Ne pas faillir à sa mission, rapporter des images afin d’aider les autres à comprendre. Plus tard, peut-être, enfin, on arrivera à mettre des mots sur ces images, maigres Pretium doloris. Le photographe, tel un colibri, fait sa part, trois fois rien donc. Comme on prend quelqu’un dans ses bras, impuissant, pour le consoler d’un évènement dont on ne pourra pas inverser le cours. Comme on partage une douleur, intolérable, dont on aimerait paradoxalement effacer la moindre trace de son irruption en fabriquant des ex-votos photographiques.
Kasper König a dit des artistes, dans une émission sur Arte: « c’est évidemment un métier très difficile, et finalement très solitaire. Parce que personne n’attend de toi que tu deviennes un artiste. C’est un vrai choix. Et c’est à toi de t’affirmer en tant qu’artiste. Il y a donc une certaine dimension héroïque dans tout ça. Que les oeuvres soient bonnes ou pas, l’acte de création doit être existentiel ». Créer, à la vie à la mort.
C’est comme une drogue. Puissante passion.
Sinon, à quoi bon ? Autrement, comment justifier tant de sacrifices, de remises en question, de déboires, de moments de doutes absolus ? L’absolu, la transcendance, c’est de ça qu’il s’agit à la fin. C’est comme une drogue. Puissante passion. Un poison qui, en même temps, vous rend la vie plus acceptable, parce que d’un coup, tout ce bazar prend du sens.
Les passions sont belles, voire même indispensables à la vie, elles vous mettent le coeur en ébullition. Malheureusement, dans la société actuelle, une passion s’avère le plus souvent être une tare qu’autre chose. Pas de pitié pour les « oisifs », les rêveurs, les têtes ailleurs. Il faut être pro-du-ctif ! Il faut faire du pognon, avoir le sens des affaires, pas de sentiments, quitte à écraser son voisin (parfois en y prenant du plaisir) !
Ils sont légion les fourbes, ils sont souvent nos « maitres » ces infâmes couards.
Au sommet de la chaine alimentaire, les esbroufeurs de tous poils, les crapules avec ou sans cravates, les rois de la mauvaise foi, les enfumeurs, les vendeurs au rabais riant hypocritement jaune de toutes leurs dents blanches, les odieux carriéristes sans scrupules. Ceux-là, un jour ou l’autre, leur supercherie sera mise à jour. Certes, ils sont légion les fourbes, ils sont souvent nos « maitres » ces infâmes couards. Or, le changement est dans l'air. Les masques se fendent. Transparaissent alors les visages mornes, ternes et tristes.
Nous ne sommes plus dupes. Partout, des signes annoncent un renversement de paradigmes. La confiance est rompue. Plus personne n’est prêt à croire aveuglément aux discours des élites. La défiance est présente à bien des endroits. Les politiques, les chefs, les manageurs, les dirigeants, leurs beaux atours n’y suffisent plus, le pouvoir n’arrive plus à s’imposer, il est sans cesse remis en question (la génération y est passée par là). Les gens sont fatigués. C’est allé trop loin. Une sourde colère gronde, elle promets un joli feu d'artifice. Pour le pire et pour le meilleur. Les populismes de tous bords ou des lendemains qui chantent. C’est à choix. Au bord du gouffre.
Les passions dans tout ça ? Elles vous viennent du plus profond de vous même. Si profond, qu’aucune triche n’est envisageable. Impossible de mentir. Quelque part, ça aide à garder le cap. Ça en devient un leitmotiv. Ça vous grandit. C’est l’antidote.
À défaut d’avoir fait une école de photographie, la photographie a été mon école. Bien que chaque jour ait sa peine, j’ai appris grâce à cette pratique le bonheur de créer, la joie de se sentir en phase avec ses aspirations personnelles. Un autre monde est possible, je vous le dis, à la vie à la mort, bientôt deux décennies que j’y vis.
Une société constituée d’êtres épanouis, révélant tous leurs potentiels, passionnés par ce qu’ils font.
Ne pourrait-on pas imaginer que chacun soit un peu plus « artiste », au sens où Kasper König l’entend, autant de héros face à la barbarie ? Ne pourrait-on pas envisager l’avènement d'une société constituée d’êtres épanouis, révélant tous leurs potentiels, passionnés par ce qu’ils font ? N’est-ce pas d’ailleurs ce qui nous a été promis dès l’invention des premières machines ? Alors que le travail est en mutation profonde, n’est-il pas raisonnable d’appeler de tous nos voeux cet autre monde tant attendu (qui est en fait déjà là, Internet grouille d’exemples, comme avec les logiciels libres, le crowdsourcing, etc.) ?
À la vie à la mort, je vous le dis. Et puis si ça ne marche pas, ben tant pis. Au moins, on aura essayé. Toujours mieux que d’attendre, bien gentiment campés sur nos certitudes, l’apocalypse promise de-ci de-là, par tous ceux qui pensent pouvoir nous gouverner par la peur.
« Mais, elle est trouble votre photo ! », combien de fois ne l’ai-je pas entendu ?! Au début, je la trouvais très agaçante cette petite ritournelle. Un brin exaspéré, je me voyais obligé de répondre, « on ne dit pas d’une photo qu’elle est trouble; au pire on dit d’elle qu’elle est floue ! ». Et puis, j’ai appris à en rire. Voir même à trouver la confusion charmante, comme on peut être séduit par un léger accent étranger en français. Aujourd’hui, j'avoue être ébahi par la clairvoyance qui réside dans cette phrase à l’allure innocente.
« Pas frais mon poisson ?! »
« Pas frais mon poisson ?! », dire à un photographe que ses photos sont « troubles », c’est un peu comme mettre en doute la fraicheur des produits vendus par le poissonnier dans Astérix. La réponse pourrait être tout aussi caricaturale que chez les Gaulois, finissant par déclencher une dispute inféconde. Un égo mal placé, et hop, on passe à côté du plus important (ah! Les égos mal placés, qu'ils rendent bêtes!).
À l’heure où les prouesses techniques des appareils garantissent une netteté irréprochable des photos, c’est quand même le comble qu’un photographe professionnel ne parvienne pas à stabiliser sa vue ! Alors, oui, elle est trouble ma photo, mais c’est justement ça qui fait tout son intérêt. Car la photo est trouble. Il ne peut en être autrement, c’est sa nature. Comme l’évoque très justement le titre d’une récente exposition à Winterthur: « Every Photograph is an enigma ».
D'ailleurs, il est assez étonnant que plus les appareils délivrent des images de « qualité », plus les gens s’en détournent. Comment expliquer l’engouement, quasi irrépressible, pour les filtres en tous genres, à rajouter sur nos photos sorties des capteurs « haute définition »?
Les images sont devenues trop lisses.
Les images sont devenues trop lisses, l'œil ne peut plus qu'y glisser. Les filtres servent à rudoyer des photos trop parfaites. Le but est d'y faire entrer un grain d'impureté, de les faire choir de l'Olympe, de les rendre plus accessibles, plus « humaines ». À gratter leurs surfaces, on tente de rajouter artificiellement de l’affect aux photographies, histoire de se raccrocher à quelque chose. Abîmer les photos nous permettent de faire « comme si », usant d'une esthétique définitivement passéiste, « vintage ». Ce qui n’est pas étonnant tant le futur semble incertain, sombre, inquiétant, enfin, c’est ce qu’on dit...
Tout ceci pose la question suivante: qu’est-ce qui fait la qualité d’une photo ? Ou, autrement: qu’est-ce qu’une bonne photographie ? Certainement pas celle qui cherche à tout dire en un cliché. Au contraire, une bonne photo ne se dévoile pas entièrement, elle garde une part de mystère. Cela autorise à rajouter du commentaire sur son propos. Le flou est une des manières d’atteindre ce but (une parmi tant d’autres, une image nette peut elle aussi s’avérer parfaitement mystérieuse).
Personnellement, ce n’est pas par solution de facilité que j’ai une tendance au flou. Il est aisé de rajouter des filtres, d’utiliser des toy cameras ou de shooter à moins de 1/15 de secondes pour avoir des images « troubles ». Certes le flou me plaît, mais, en rester à l’aspect purement formel serait d'un ennui profond. Non, comme beaucoup de choses dans la vie, le tout est affaire de posture; il faut avoir une intention.
La soif d’images nettes, grâce à la perfection technologique, s’apparente quelque part à l’obsession de vouloir figer le temps. Le flou, c’est précisément l’inverse, la volonté de démontrer cette impossibilité. D’un côté on est proche du « ça a été » et de l’autre du « ça a été vécu »; d’une part du « j’ai » - la photographie devient un objet, support pour la mémoire - et d’autre part du « je suis » - la photographie est le reflet d’une expérience subjective.
Les fameuses images du débarquement de Normandie réalisées par Robert Capa sont la parfaite illustration d'une approche subjectiviste: Capa, catapulté sur une plage criblée par la mitraille allemande, partage son vécu au travers de ses images. Pas le temps ni la possibilité de comprendre les tenants et les aboutissants, le photographe ne peut que fixer sa propre expérience, enregistrer ce qu’il a devant les yeux, transcrire sur la pellicule le fond de ses tripes - le lui reprocher est d’ailleurs un procès bien injuste !
La légende veut que le flou dans les images du débarquement, faites par Capa, ne soit pas dû à l’incapacité du photographe de prendre des images nettes en de telles circonstances. Ce serait plutôt le fait de la maladresse d’un laborantin, qui, sous le coup du stress, aurait fait fondre au séchage les négatifs en provenance du front. Il y a débat. Quoi qu’il en soit, là encore les photos de Capa sont très instructives. Le résultat avant-gardiste, qui va inspirer bien des photographes par la suite - je pense à Stanley Greene et à tant d'autres - est le fruit d’accidents. Peut importe finalement que ce soit au laboratoire ou sur le terrain.
L’accident apparaît comme central dans la photographie.
L’accident apparaît comme central dans la photographie. Personne n’y échappe, et pourtant, chacun ne l’accueille pas forcément favorablement.
En fait, la photographie est une véritable ode à l'intelligence de l’accident. Dans cet élan on ne peut plus moderne, le flou, l’inattendu, le non désiré, l’incontrôlé, l’intrus sont les bienvenus, ils sont conviés à la fête. Déboulonnées, les statues peuvent finalement descendre de leurs piédestaux, pour venir, nues dans l’escalier, grossir une foule bouillonnante et bigarrée.
Comme le disait à son époque Véronèse, « nous autres peintres, nous nous permettons les mêmes licences que les poètes, et les fous ». Suivons cet exemple. Laissons entrer un brin de chaos et de folie dans le cortège. Ayons la faculté de nous laisser surprendre, l'habilité d’accueillir ce à quoi nous n’aurions pu penser seuls. Faisons place à une créativité intrépide, qui saura agencer, plus tard, toutes les surprises collectionnées patiemment par l'entremise d'une mécanique pas si infaillible que cela.
À la question « que faites-vous dans la vie ?», lorsque je réponds être photographe de presse, il n’est pas rare qu’on me regarde avec un soupçon de condescendance. Mon crime ? Le pire est l’instantané. Je ne peux m’en empêcher, que voulez-vous, c’est ça qui me vient naturellement. Je suis un pêcheur, pardonnez cette offense, je lance mes filets et prie pour que la chance soit au rendez-vous. Quand je photographie, je mets de côté mon libre arbitre, ma raison; tous les sens à l’affût, je laisse faire mon intuition, débride du mieux que je peux mon inconscient, me sens quelque part un héritier des surréalistes.
À l’opposé, sans trop de complexes, la « photographie contemporaine » (ou « photographie artistique ») a tendance à se placer au-dessus d'une pratique vulgaire, où l’instantané est l’archétype indépassable d'une esthétique populaire (esthétique parfois détournée, tout de même, mais pour mieux désacraliser l'art). Les photographes-artistes, ou artistes-photographes, par opposition aux autres, pensent, intellectualisent, conceptualisent, regardent le réel avec toute la froideur et la distance qu’un esthétisme d’élite requiert. Pour le dire un peu autrement, ils ne s’inscrivent pas dans le même champ que le commun des mortels, leurs productions ne sont pas destinées aux masses, mais visent la plupart du temps le très hermétique marché de l’art.
« Le goût, c’est le dégout du goût des autres ».
Le sociologue Pierre Bourdieu disait que « le goût, c’est le dégout du goût des autres ». Avec son livre La Distinction, Critique sociale du jugement, Bourdieu jette à son époque un pavé dans la mare: le bon goût, c’est avant tout une affaire de classe sociale, les classes dominantes ont su imposer le goût légitime, c’est à dire le leur. Or quand on destine sa production photographique aux galeries ou autres salles des ventes, il est évident qu’il vaut mieux faire correspondre ses oeuvres aux goûts des acheteurs si l’on veut vendre. Être un artiste maudit, cela ne se fait plus au XXIe siècle. Quelle faute de goût ce serait ! Qu’ils le veuillent ou non, les photographes-artistes d’aujourd’hui n’ont guère le choix, ils doivent marcher dans le rang, se détacher d’un instantané devenu infréquentable, se soumettre à des forces qui les dépassent et qui domestiquent tout sur leur passage.
Et si on imaginait les choses autrement, en dehors des oppositions ?
La logique paraît implacable. D'un côté les rouges, d'un côté les blancs. Mais, et si tout ceci était le fruit d’un énorme malentendu ? Et si on imaginait les choses autrement, en dehors des oppositions très pratiques se révélant pourtant assez généralement fausses ? Et si on considérait la photographie dans ce que ce médium a d’universel ?
Dans son dernier ouvrage, l’historien de la photographie, Michel Poivert écrit ceci : « Longtemps j’ai cru qu’une image performée dépendait d’un travail de pose où (…) on a vraiment affaire à une sorte de théâtre photographique, alors qu’en fait l’idée de performer une image vaut tout aussi bien pour un instantané, dès lors que l’espace de jeu est compris comme tel que s’y effectue l’image ». Que Michel Poivert écrive ces mots aujourd’hui n’est pas anodin. C’est le signe d’un changement dans le monde de la photographie. Une nouvelle ère s’annonce, aux contours encore diffus puisque en train de se dessiner, propice au dépassements.
C’est là, triturant cette matière première honnie que je trouve mon bonheur.
Pour moi qui vient du photojournalisme, impénitent baroudeur du quotidien, n’aimant rien de plus que trainer mes guêtres dans la boue du « réel », ce vent nouveau est salutaire. Fort de mes convictions, je peux sans rougir me saisir des vieilles armes qui ont toujours été les miennes, ces manies de reporter que d’aucuns voulaient jeter aux oubliettes, pour m’attaquer à ce que nos vies ont de plus banal. C’est là, triturant cette matière première honnie que je trouve mon bonheur, avec comme prétention, à arborer avec toute l’humilité nécessaire, d’en faire jaillir quelque chose de transcendantal.
C’est dans cet entêtement honnête que se trouve la plus belle des créations. N’en faire qu’à sa tête. Parfois, prenant appui sur des traces laissées par les aïeux, peuvent surgir le « nouveau », le surprenant. Or la plupart du temps, l’histoire ne retiendra pas ces belles tentatives. Souvent les gesticulations n’offriront rien d’autre à leurs auteurs que le bonheur d’avoir au moins essayé quelque chose, de tout leur être, essayer d’être au plus juste.
Ce jour là, le 13 novembre dernier, était un jour de retrouvailles. Cela faisait vingt ans, quasi jours pour jours, que nous ne nous étions pas revus. Trois hommes qui, deux décennies plus tôt, avaient fait les 400 coups ensemble. Et non sans laisser des traces. Il y avait cette boite perdue. Une boite pleine d’images que mon cerveau avait effacées de ses registres. Lorsque notre hôte l’extrait de l’oubli, la grande surprise de se revoir, insouciants, du haut de nos 16-17 ans.
Ce jour joyeux pour nous était plein de tristesse, de larmes et de terreur pour les autres.
La coïncidence était étrange, car, ce jour joyeux pour nous était plein de tristesse, de larmes et de terreur pour les autres. Jamais un vendredi 13 n’a semblé autant maudit. Les images et les news ont défilé ce soir-là sur nos smartphones. Un flux ininterrompu a alimenté les réseaux sociaux. Parfois même les spectateurs distants ont apporté des informations que ceux, proches de l’épicentre, ignoraient totalement.
Nous autres, je dois le dire, nous étions plongés dans nos souvenirs. Nous regardions ces vieilles photos avec un mélange de nostalgie et d’incrédulité. Nous ressemblions à ça ?! La vie avait mis de la distance entre nous, quelques rides avaient trouvé refuge sur nos visages, deux-trois poils blancs dans la barbe en plus, l’eau avait coulé sous les ponts. Mais les ponts étaient toujours présents. Ce passé commun, la preuve par l’image, était notre lien. Indéniablement nous n’étions pas des étrangers. Et il fallait boire à cela, célébrer ces liens indéfectibles. À l’amitié !
Certaines de ces images sont des oeuvres uniques.
Tout ça grâce à des photos, des bouts de papier sortis de nulle part. Le vertige me vient lorsque je pense aux pionniers de la photographie, à leurs oeuvres: ces objets fragiles qui ont traversé le temps, gardés précieusement dans des musées à l’abri de la lumière, de l’humidité et des regards. Certaines de ces images sont des oeuvres uniques. Tout le contraire de ce qu’on attend de la photographie, supposée être reproductible à volonté.
Mais tout ça, c’est de la préhistoire. Parce qu’aujourd’hui les images se sont dématérialisées. On ne se montre plus des tirages entre amis, on partage les photos sur un fil. On ne les conserve plus dans un album, on les stocke sur un disque dur ou un cloud. Les photographies ne sont plus des souvenirs d’un moment partagé avec ses proches, elles sont devenues la preuve que «moi-je» ai une vie «formidable» et que «moi-je» fais des trucs «tellement originaux et uniques». Les images sont désormais des flux d’expériences.
La tête dans le guidon, on vit dans l’hyperprésent. L’existence s’en retrouve « hyper-fugace ». Pas le temps de réfléchir. La seule réflexion nous vient de la surface de l’eau. On s’y plonge avec délectation. Quand va-t-on boire la tasse ? Jusqu’à quel instant allons-nous tenir le rythme ? Et puis, est-ce si grave tout ça ?
Bah ! Les temps changent. La révolution technologique est passée par là. Pas la révolution qu’on attendait à vrai dire. Pas la première révolution technologique qui touche la photographie non plus. En fait, l’histoire de la photographie est une succession d’avancées techniques, en phase avec leurs temps, transformant les pratiques au cours des décennies. La photo est un marqueur socio-historique très puissant qui nous éclaire sur la société.
Si la photographie est un marqueur, c’est aussi un moyen.
« Il faut être de son temps et faire ce qu’on voit », disait Manet. Si la photographie est un marqueur, c’est aussi un moyen. On peut s’en saisir, comme d’un miroir, pour raconter le monde. Il faut prendre le pire d’aujourd’hui, le mélanger avec le meilleur. Y rajouter un zeste d’esprit critique. Laisser macérer le bazar. Se planquer derrière un arbre, sans rien dire, sans bouger ... et attendre que ça prenne. Ça peut aussi bien mettre de longues années. Ne pas se décourager. Si l’oiseau chante, c’est bon signe. Et en matière de photographie, tout est affaire de signes !
Le débat est sans fin. Quand on lance les photographes sur ce sujet, il faut bien avoir quelques heures devant soi. La question de l’esthétisme dans le documentaire: a-t-on le droit de rendre la misère belle ? Voilà bien longtemps qu’on a arrêté de compter les litres d’encre, de salive, de sueur et de larmes déversés pour traiter du travail d’un photographe comme, par exemple, l'emblématique Sebastião Salgado.
Et puis l’autre jour sont arrivées ces images de Hongrie. Un photographe avait réalisé des clichés de «mode» à l'origine d’une petite polémique. On ne peut pas dire que notre collègue hongrois y soit allé avec le dos de la cuillère: en pleine crise des migrants, il fallait avoir soit beaucoup de mauvais goût, soit avoir soif d’une publicité quasi assurée (par l'entremise des réseaux sociaux) pour réaliser un tel concentré d'ignominie.
De telles images en disent long sur notre époque.
Quoi qu’il en soit, on a effectivement beaucoup parlé de ses photographies. On n’aurait peut-être pas dû. Je vais tout de même en rajouter une couche.
D’emblée, je le dis, ces images me donnent la nausée. Cependant, pas uniquement parce que je trouve absolument infâme de mettre en scène de la sorte la vie d’êtres humains (comme vous et moi, faut-il le rappeler ?!) qui doivent affronter barbelés, passeurs sans scrupules et policiers zélés. Bien entendu, je ne peux que m’indigner de cela - et sans jamais assez de sévérité.
Personnellement, ce qui me fait le plus hausser proportionnellement le coeur comme le ton, c’est que de telles images, qui inondent nos esprits quotidiennement, conventionnalisant des conventions «à l’insu de notre plein gré» comme dirait l’autre. Cela en dit long sur notre époque. Et bon sang, qu’elle est désespérante !
« La forme, c’est le fond qui remonte à la surface ».
« La forme, c’est le fond qui remonte à la surface », cette pseudo citation faussement attribuée Victor Hugo a pourtant le mérite de résumer le propos tenu par l’écrivain. «Le fond, c'est la forme», a bien écrit, cette fois-ci, l’illustre homme de lettre français. Il y a donc un lien indéfectible entre le fond et la forme, qui sont «(…) aussi indivisibles que la chair et le sang », écrit encore l’auteur des Misérables.
Personnellement, je dois avouer que cette idée a mis des années pour se frayer un chemin jusque dans mon coeur. À 20 ans, plein de ces certitudes qui vont vite faner (le plus vite étant le mieux), je me voyais avant tout comme un journaliste muni d’un appareil photo. La photographie était au service de mon propos, il devait en sortir la «vérité». J’éprouvais même une certaine gêne par rapport à la forme, cette indécente, comme une pulsion honteuse à réprimer. Quelle limitation ! Pour emmerger de la caverne, il a fallu une sorte de «coming out photographique», une révélation/révolution interne qui vous pousse à agir différemment et libère votre esprit.
Des images qui affranchissent, et d’autres qui enferment. Toutes ces photographies, toutes ces cochonneries pleines de sucres, de sang, d'or et de paires de seins, qui, à longueur de journée nous tambourinent sur l’inconscient… Formellement, elles en disent long sur notre société. Quand on pense à l’argent dépensé pour nous faire acheter, consommer, nous inclure dans la grosse machine qui se nourrit pourtant de notre propre énergie vitale ! Quand on pense aux moyens colossaux gâchés pour produire les images les moins utiles à notre bonheur (si vous me posez la question de la Com', puisque j'y travaille aussi, oui elle est utile, indispensable même dans nos sociétés; mais il nous faut faire une Com' éthique et durable, avec un label pourquoi pas, comme pour les aliments bio) !
La question n’est finalement pas de savoir si les images ont le droit d’être «esthétiques».
La question n’est finalement pas de savoir si les images ont le droit d’être «esthétiques». Elles le sont toutes, aucune n’échappe à leurs champ esthétique. Il s’agit plutôt d’est d’être capable de discerner ce que les «esthétismes» portent en eux, quelles sont les valeurs qu’ils véhiculent. Concernant les représentations «porno chic» de notre photographe hongrois, elles sont à mettre au même niveau que les annonces classées dans le journal populiste tessinois Il Mattino (après «du pain et des jeux», «du cul et du cru»; les bras m’en tombent ce matin à la lecture de ce titre), c’est-à-dire dans le caniveau.
Changer le monde, voilà probablement l’une des aspirations les plus récurrentes chez les jeunes photoreporters. Cette motivation a sans doute été à l’origine de bien des carrières. Pour vouloir exercer ce métier, il y a forcément, en amont, une préoccupation (à des degrés divers et variés) pour les vicissitudes du monde; ainsi que la ferme intention de ne pas rester les bras croisés quand rien ne va plus.
Les reporters de guerre sont à ce propos des figures archétypales. Quoi de plus injuste que la guerre - n’en déplaise à Thomas d’Aquin ? Quoi de plus noble que de vouloir dénoncer ses horreurs ? Ces héros modernes, qui brandissent leurs caméras face aux balles, fascinent génération après génération les aspirants photographes. Ils représentent même parfois un but à atteindre, en tout cas en début de carrière.
Et puis, on évolue. On en prend de la graine. On se rend compte qu’on n’est peut-être pas fait pour ça. À moins qu’il ne s'agisse d'un éclair de lucidité: comprendre soudainement que la photographie de guerre ne peut pas se sortir d’une impasse éthique, morale et pratique dans laquelle elle se situe - du moins pas tant qu’elle s’inscrit dans des voies classiques. Le mythe s’effrite.
Mais il y a bien d’autres terrains de bataille, d’autres combats à mener, d’autres indignations à avoir. Il y a d’autres lieux où l’engagement des photographes est attendu.
Bien que l'attrait pour la photographie de guerre puisse être grand, beaucoup ne prennent pas la direction des conflits armés. Fort heureusement, ils risqueraient d'y faire plus de mal que de bien (en premier lieu à eux-mêmes). Les parcours de vie suivent donc leurs cours, les motivations initiales se transforment et s’affinent au gré des expériences, les reportages s’enchaînent. Le métier rentre.
Être photographe, c'est quasi devenu un sacerdoce aujourd'hui.
Il n’empêche, quand on voit à quel point la situation professionnelle est désastreuse de nos jours, on se dit qu’il faut vraiment avoir des convictions en acier trempé pour continuer dans cette voie - une profession qui se transforme de plus en plus en hobby. Être photographe, est un sacerdoce, plus que jamais. Chapeau à tous les braves qui, pour autant, ne baissent les bras ! Le vrai courage se situe peut-être là.
Sans eux, il est indéniable que le monde serait un peu moins lisible, un peu moins beau, un peu moins juste. Le mythe s’ébranle.
Mais quoiqu’en soient les difficultés, cela ne nous autorise toutefois pas à sombrer dans une compassion aveuglante, ni ne nous dispense d’une certaine autocritique. Il faut faire du mal à ses croyances ! Encore et encore, pour arriver à l’essentiel, l’existentiel.
En 2015, voilà presque deux siècles que la photographie a été inventée (la première image photographique connue date de 1826). Et pourtant, suite à la diffusion de la désormais fameuse et insoutenable photographie du petit Aylan Shenu, mort sur une plage turque, on peut mesurer aujourd’hui encore la méconnaissance du médium photographique. L’espace de quelques jours, l'idée qu’une photographie puisse changer la donne allait être spectaculairement ravivée.
Or le soufflé est vite retombé. Et toutes les belles déclarations, de part et d’autre, n’ont au final pas changé grand-chose au sort des migrants. La valse des actualités a balayé de nos regards cette terrible image. D’autres petits Aylan peuvent continuer de mourir sur des plages, dans des embarcations de fortunes ou asphyxiés dans des camions. Loin des yeux, loin du coeur...
Une photographie n'a jamais changé le monde.
Bien que l’idée soit séduisante (particulièrement pour des producteurs d’images), soyons sûrs de ceci: non, une photographie n’est pas à même de changer le monde. L’exemple du petit Aylan en est une démonstration flagrante. Le mythe s’effondre (enfin).
Les photographies sont utilisées dans toutes sortes de manoeuvres pour orienter les esprits (l’omniprésence de la publicité est là pour nous le rappeler), mais jamais, oh grand jamais, une image (isolée) n’a changé le cours de l’histoire, comme par magie.
Il y a une bonne raison à cela : les photographies n’existent pas en soi, comme perdues dans le vide intersidéral. Ce sont en fait des objets sociaux, dépendants d'un contexte plus ou moins favorable à leur diffusion et à leur réception.
À l’issue d’un long processus, complexe, obscur, imprévisible, une photographie peut toutefois devenir une «image parlante», une icône. Elle entre alors en dialogue avec une époque, mais aussi, et surtout, elle fait entrer en dialogue (pouvant aller jusqu’à être l’un des catalyseurs du changement). S’il n’y a là point de hasard, pourtant, il est impossible de reproduire à volonté un tel phénomène : c’est bien trop compliqué. Personne n’arrivera jamais vraiment à dompter les images (ni les esprits) !
Apporter patiemment et humblement sa pierre à l’édifice: nous touchons là à l’essentiel.
Une photographie singulière ne peut donc pas changer radicalement la donne. Soit ! Finalement débarrassés de cette douce illusion, les photographes peuvent alors continuer sereinement de réaliser des images. Apporter patiemment et humblement sa pierre à l’édifice: nous touchons là à l’essentiel.
«Nul ne sait jamais si et quand il est trop tard» a écrit Edgard Morin dans son livre La Voie. Nul ne sait jamais si et quand une photographie va avoir une importance quelconque pourrions-nous rajouter. Tout comme lorsqu’on passe des heures avec ses amis, à le refaire ce monde, au coin d’un feu par exemple, chaque photographie prise contribue à sa manière au changement qui vient. Certaines plus que d’autres.
La photographie, comme la vie, est une tombola: ne jamais désespérer et continuer à prendre un ticket. Faire comme Capa, avoir « un tempérament (de) joueur », parier, parier, parier. Une seule certitude: ne pas en avoir. Le nouveau mythe s'annonce.
À quoi bon? À quoi bon photographier son chat. Comme s’il n’y en avait pas assez de ces photos, qui parfois peuvent flirter dangereusement avec le kitch? C’est vrai, après tout, la moitié des clichés sur le Web sont actuellement des Lolcats – et l'autre moitié des images pornographiques. Mais bon sang, pourquoi donc s’acharner à prendre le monde en photo?! Une amie m’écrivait l’autre jour souhaiter arrêter la photographie. N’aurait-elle pas raison à la fin? À quoi cela sert-il de rajouter une image supplémentaire à la quantité astronomique de photographies prises (et partagées) chaque jour ?
Dans un grand fracas, le digital ouvre une faille qui éventre soudain le plancher de nos assomptions. Tout a changé en un déclenchement d’obturateur; les révolutions techniques ne s’embarrassent plus d’affecter le monde en une génération. Désormais, c’est 0 ou c’est 1. Il n’y a plus de transitoire, de transition, de train de retard. T’en es ou tu te tais. Jour. Nuit. Noir. Blanc.
Personnellement, quand ce genre de torpeurs existentielles m'assaillent, je rappelle à ma mémoire la complexité des choses. La photographie n’est un roc homogène. Il existe de grandes disparités entre les divers usages photographiques, leurs destinations et donc les intentions en amont. Décortiquer le problème pour ne pas se laisser désarçonner trop vite, pour pouvoir se situer dans ce splendide capharnaüm.
Pierre Bourdieu, dans un livre collectif qu’il dirige en 1965, nous explique combien les choses sont différentes en fonction du fait que l’on soit un «amateur» ou un «professionnel» dans le monde de la photo. On ne capture pas des instantanés de la même manière quand on s’appelle Dupond ou Depardon, pas plus que ces images ne sont regardées avec les mêmes attentes et attentions. À chacun ses marottes. À chacun ses followers. À chacun ses barreaux.
Oh! Le beau dindon! Oh! La triste farce!
L’amateur subira les injonctions de l’industrie photographique qui vante les mérites techniques de ses appareils comme si, pour qu’une photographie soit bonne, il suffisait que la machine dont elle sort soit infaillible. Le professionnel, pour sa part, devra répondre aux expectatives de ses pairs et/ou de ses commanditaires. Il lui faudra aussi se plier aux exigences esthético-théoriques à la mode. Il ne pourra pas produire en dehors d’un contexte social et historique donné. La liberté de créer n’est qu’illusion, ici aussi...
La nouveauté depuis Bourdieu tient au fait que la quantité de photographes amateurs ou professionnels ne cesse de croître. On parle de démocratisation de la photographie. Beaucoup y voient là quelque chose de très positif. Mais rien n’est moins certain. Moi, je me souviens du jour où j’ai changé d’avis sur la question.
Il y avait ce touriste dans un restoroute, un monsieur d’une cinquantaine d'années, affairé à tirer le portrait d'une vache en plastique luisant sous le soleil. Je ne pus m’empêcher de trouver ce spectacle d’une grande tristesse. Tout y sonnait faux. L’homme que j’observais s’élançait tête baissée vers un sinistre traquenard.
L’heureux détenteur d’un flamboyant zoom téléobjectif 70-200mm f/2,8 se trouvait pris en tenaille entre, d’une part, sa propre fascination technico-esthétique, exacerbée par les fabricants d’appareils cherchant à refourguer leur camelote technologique et, d’autre part, les intérêts de ceux qui, bien malins, tiraient quelques profits de ce que l’on veuille bien photographier ces bovins en toc, pour ensuite publier leurs représentations sur Internet, comme autant de trophées rapportés d’aventures insipides.
Oh! Le beau dindon! Oh! La triste farce! Mais autant le dire ici d'emblée, nous sommes tous logés à la même enseigne, tant de candeur n’est pas le privilège des amateurs, les «pros» tombent eux aussi aisément dans ce genre de pièges.
Regarder, c’est exister.
La photographie vue sous cet angle semble bel et bien morte, enterrée, voire même en état de zombification avancée.
Or, la photo ce n’est pas ça! Tout son intérêt se trouve ailleurs, en sa puissance émancipatrice.
«C’est bien [du] premier œil une fois ouvert (fût-ce celui d’un insecte) que tout l’univers tient sa réalité», a écrit le philosophe Arthur Schopenhauer. Regarder (action indispensable à toute bonne photo), c’est exister, c’est être attentif à ce (ceux) qui nous entoure(nt), c’est être sensible au monde, c’est finalement avoir des outils pour arriver à mieux se connaitre.
Photographier, c’est aussi une tentative folle d’arrêter le temps, de se forger des souvenirs intimes, à partager avant tout avec ses proches. Et non pas de vivre sa vie à moitié, accroché à un selfie stick directement connecté à des réseaux sociaux, tel qu’on voudrait bien nous le faire penser - dans le but de mieux pouvoir nous instrumentaliser, un consommateur est bien plus docile qu’un être épanoui. En définitive, la photographie, c’est d’abord une entreprise contemplative et confidentielle. Tout le contraire de ce qu’on en fait dans nos sociétés hypermodernes.
Alors, à mon amie qui souhaite arrêter la photographie, je pourrais lui dire de peut-être commencer par se concentrer sur l’essentiel. C’est-à-dire de photographier en premier lieu pour elle-même, comme un acte de résistance aux intimations contemporaines aliénantes, comme un moyen de n’en faire qu’à sa tête, à son oeil et son coeur.
Il n’y a pas besoin d’aller chercher plus loin. Cette pratique est déjà bien assez riche ainsi: elle offre à tout un chacun une magnifique possibilité «d’extrospection» (de se positionner par rapport au monde, Serge Tisseron parlera lui d'introjection), en un geste relativement simple, consistant à lever le nez (de nos smartphones) et à ouvrir les yeux. Que demander de plus?
Le reste, ma foi, c'est un peu du folklore de photographes.
Deux surfeurs de nuit, regagnant discrètement leurs appartements dans les beaux quartiers, après une session de glisse à la tombée du jour. Presque une scène extraite du film Only Lovers Left Alive. Nous sommes ici à Biarritz, «ville impériale», lieu de rencontre entre aristocrates et autres people en tous genres depuis le milieu du XIXe siècle, lorsque l’impératrice Eugénie de Montijo, compagne de Napoléon III, fit de ce petit bourg basque son lieu de villégiature.
Qui peuvent bien être ces deux hommes? Des stars du showbiz? Des têtes couronnées choyant le crépuscule afin de pouvoir s’élancer incognito dans les vagues? Nul ne le saura jamais et, je dois bien le dire, la question de leur identité ne m’a pas traversé l’esprit une seule seconde au moment d’appuyer sur le déclencheur!
Loin des préoccupations faussement journalistiques et surtout très mercantiles des paparazzis.
Loin des préoccupations faussement journalistiques et surtout très mercantiles des paparazzis, comme la plupart de mes collègues photographes, les motivations qui me font porter l’appareil à l’oeil sont tout autres, surtout en vacances! Dans ces images-là, celles du cœur, il y a un regard, un point de vue sur le monde dans lequel nous vivons, de la curiosité pour nos contemporains ou encore, l’intention de figer un instant afin de le transmettre au spectateur d’un futur plus ou moins lointain.
Une sévère restriction à photographier l’espace public aurait pu entrer en vigueur, bafouant ainsi la «liberté de panorama»
Avec de telles intentions, il n’y aurait normalement pas de quoi s’inquiéter des questions juridiques. Or les temps sont durs. Toujours plus de contraintes viennent entraver la réalisation de photographies de rue. Une proposition catastrophique a même failli être entérinée par le Parlement européen à la mi-juillet.
Sans l’entêtement de l’eurodéputée allemande Julia Reda, et une très forte mobilisation populaire (555'225 personnes ont signé la pétition online de Nico Trinkhaus, en soutien à l’action de Julia Reda), une sévère restriction à photographier l’espace public aurait pu entrer en vigueur, bafouant ainsi la «liberté de panorama».
Le résultat aurait été de restreindre sévèrement la prise de vue des monuments et autres bâtiments protégés par le droit d’auteur (principalement des architectes). Il reste que dans certains pays, comme la France, cette liberté de panorama n’existe pas. Du coup, dans une ville comme Biarritz, cela relève de la bravoure que de vouloir photographier n’importe quel coin de trottoir...
Ce qui a fondamentalement changé, c’est notre attitude face aux images.
Et si ce n’était que cela! Malheureusement, en parallèle à ces attaques institutionnelles, le nombre de plaintes déposées contre les photographes professionnels a considérablement augmenté depuis une décennie. Quantité de plaignants contestent le bien-fondé de se voir représenté sur une photo, quand bien même la prise de vue a été réalisée dans l’espace public.
Voilà qui est paradoxal alors que, dans le même temps, les photographies en noir/blanc tintées de nostalgie, immortalisant le quotidien de nos aïeux, sont, elles, prisées par le grand public.
Cette situation pousse les preneurs d’images ainsi que ceux qui publient leurs clichés à détourner leurs regards de ce qu’il se passe chez eux, préférant les photographies prises dans des pays lointains, où ces questions de la protection de la personnalité ne se posent pas. Pire encore, le phénomène aurait tendance à transformer le regard, favorisant des images compatibles avec un droit perçu comme trop restrictif.
Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que ce ne sont pas forcément les lois qui sont devenues plus dures (même s’il y a une tendance allant dans ce sens, les jurisprudences seraient globalement de plus en plus clémentes envers les photographes). Non, ce qui a fondamentalement changé, c’est notre attitude face aux images.
Ceci passe par l’exemple pathétique de Johnny au Paléo qui interdit les photographes accrédités de prendre des photos lors de son concert, dans le but d’imposer une image officielle à la presse. Or ce genre de caprices n’est plus aujourd’hui l’apanage des seules stars: Monsieur et Madame Tout-le-Monde se doivent également à présent de maitriser leurs images, n’hésitant pas à abreuver impudiquement les réseaux sociaux de leurs bobines.
Souris et ferme-la!
Mais au delà des antagonismes qu’il peut y avoir entre le droit d’auteur, la protection de la personnalité et le droit à l’information, il se pose ici une question essentielle: est-il encore possible de porter un regard sur l'espace public?
En droit de l'image, on fait la distinction entre les sphères intime, privée et publique. Cette dernière est un espace commun, la rue appartient à tout le monde. Le processus de «privatisation» de la sphère publique augure d’un bien sombre présage pour la société. Car un monde sans personne pour le regarder, sans la possibilité de porter un regard critique, ce monde-là est inquiétant, dérivant, gentiment, vers un «totalitarisme soft» (pour reprendre les mots du philosophe Roger-Pol Droit) peuplé d’images stériles, nous disant toutes un peu la même chose: souris et ferme-la !
Voici la première image de cette nouvelle chronique intitulée «à la sauvette». Un titre en référence au fameux livre Images à la sauvette de Henri Cartier-Bresson (HBC), ce photographe incontournable, qui fait partie des pères fondateurs de la photographie documentaire.
L’œil de Cartier-Bresson a tant observé qu’il a contribué à façonner le siècle dernier.
Son travail peut sembler de nos jours quelque peu «démodé», «désuet», un brin «dépassé».
Or, son travail peut sembler de nos jours quelque peu «démodé», «désuet», un brin «dépassé». HCB s’est éteint en 2004, année de naissance de Facebook. Et il est vrai que son époque était très différente de la nôtre. En matière de pratique photographique, c’est presque même le jour et la nuit.
Alors qu'en 2015 tout un chacun peut réaliser un cliché et le partager instantanément sur Internet, Cartier-Bresson faisait partie d'une haute caste de photographes, celles dont les images étaient publiées quasi exclusivement dans les magazines, ceux qu'on appelait alors les « photo-reporters » (titre qui ne manquait pas d'irriter HCB, les étiquettes...).
C’était le temps des «chevaliers de la camera obscura», comme on pourrait les qualifier, mus par de solides principes éthiques guidant leurs objectifs (souvent un 50 mm, qui est l'optique la plus «neutre», afin d'éviter tous effets ayant pour but de rendre la réalité plus spectaculaire). On ne photographiait pas n’importe quoi, n’importe comment, pour n’importe quelle raison. Tout au moins, c’est la légende qui le dit, ce qu’on en a gardé, le mythe que l’on a bien voulu construire et entretenir (tel que je le fais ici d’ailleurs).
Henri Cartier-Bresson fut de ces humanistes-gentlemen, capturant des instants à la manière d'un Arsène Lupin, tout en discrétion. Pour lui, être photographe, c’était «mettre sur la même ligne de mire la tête, l'œil et le cœur». Aujourd’hui, dans un monde où l’image est omniprésente, il est bon de ne pas jeter aux orties de tels préceptes. Bien au contraire, car, l’empathie, le respect, le tact, et la sensibilité semblent des valeurs urgentes à raviver.
Suivant humblement les pas de Cartier-Bresson, saisissant des instants anodins, voici donc une première photographie pour ma « chronique ». Il s’agit d’une drôle de rencontre, au petit matin, dans le port de Barcelone, de retour d’un festival de musique électronique.
J’aurais pu choisir une image-choc.
J’aurais pu choisir une image-choc réalisée lors de cette folle soirée (j’en avais quelques-unes) ou être tenté par un cliché entendu (j’en avais bien plus encore). Je garde au final cette photographie anecdotique. Et je cultive une part de mystère, en n'en dévoilant rien de plus.
Les images ont ce privilège dangereux de montrer en cachant, comme le disait Michel Foucault. C’est précisément là tout ce qui fait leur force: ce sont des «objets poétiques» par essence. Alors, pourquoi vouloir briser la magie, et expliciter dans le détail tout ce qu'une photographie est censée vouloir nous dire?
Voilà qui rend bien plus complexe encore l'acte d'informer avec des images.
Le spectateur est bien assez intelligent pour, à partir des bribes de réalités que sont les photos, se raconter lui-même ses propres histoires! Quid de la photographie comme preuve du réel? Cela fait longtemps qu'on a fait le deuil de cette idée. La compréhension du réel à partir des images passe par une collaboration, entre celui qui les réalise et celui qui les regarde.
Voilà qui rend bien plus complexe encore l'acte d'informer avec des images, mais beaucoup plus intéressant aussi, car en phase avec une époque où tout tend (souhaite et échoue) à devenir participatif.